Etat de choc, déni et marchandage : comprendre nos négociations avec l’impensable réalité.

Comme je vous l’annonçais dans mon précédent article, face à un choc, nous passons tous par les mêmes étapes. Chacun à son rythme, chacun à sa façon. Car nos personnalités et nos histoires de vie sont toutes différentes. Pour commencer cette série d’articles « de l’impuissance à la résilience« , je vous propose d’explorer les premières étapes, du déni et du marchandage. Les premières étapes de la courbe du deuil conceptualisée par Elisabeth Kubler Ross
A première vue, cette étape est courte. Elle est pourtant maintes fois rejouée dans un processus comme celui que nous connaissons avec cette pandémie de coronavirus. En effet, dans cette situation, il y a plusieurs chocs : la maladie nouvelle, les restrictions de liberté, le confinement, les impacts familiaux, professionnels, et bien-sûr les deuils potentiels de proches… Pour n’en citer que quelque uns. C’est pourquoi je parlais « d’effet balançoire », dans mon précédent article, pour envisager cette courbe d’évolution.
Le déni, refus inconscient de la réalité
Lorsque le choc éclate notre zone de confort, le premier réflexe de notre cerveau est de refuser la réalité. C’est une étape inévitable, qui selon les situations et les individus peut durer plus ou moins longtemps, et aller plus ou moins loin…
Le cerveau ne peut pas croire, réaliser ce qui se passe. Il n’a jamais connu ça, ce n’est pas dans ses bases de données de situations connues, ni même prévues !

Sortie involontaire de zone de confort
Notre zone de confort est constituée de tout ce que nous connaissons, même si elle peut être inconfortable. C’est la vie telle que nous la connaissons, dans laquelle nous avons nos repères. La vie où nous avons nos habitudes comportementales. Même si elles sont parfois bancales, au moins nous maîtrisons ces situations ! Même une insécurité chronique peut devenir un repère d’existence sécurisant. Cette zone de confort est l’ensemble de notre vie telle que nous l’avons organisée et structurée.
Alors quand un événement vient subitement éclater cette bulle, c’est la stupeur. S’ouvre une porte vers l’inconnu, ce territoire menaçant, source de préoccupations car terreau de trop d’incertitudes.
Cet état de choc quand survient l’événement est absolument normal. Nul n’y échappe.
Lors de la perte d’un proche, c’est cet état de sidération de l’annonce du décès. Les mots semblent entrer par une oreille, ressortir par l’autre, la nouvelle n’arrive pas à “s’imprimer” dans nos cellules.
On l’a tous vu avec l’annonce des premiers cas du Covid-19, que l’on soit citoyen « lambda » ou chef d’Etat d’un des plus grands pays du monde, ou même professionnel de santé… l’impossible, l’inconnu, est d’abord refusé en bloc.
C’est le déni.
Ce qui se passe en vous
Le cerveau « neocortex », dans ses capacités cognitives, se met en état de veille. Au sens d’attente, mais aussi d’observation de la situation. Le métabolisme ralentit et se referme petit à petit sur soi.
Les sens se modifient : les oeillères se mettent en place pour mieux observer ce qu’il y a tout près de soi. Les oreilles filtrent les sons perçus pour se recentrer sur son monde sécure. Au moment du choc, on a le souffle coupé, puis la respiration se resserre avec des états d’apnée. Cette accumulation d’air permet de faire affluer l’air dans les muscles d’action. Cela permet de gagner en sentiment de puissance, voire de Toute Puissance. Notre organisme résiste à l’idée de se laisser abattre et mobilise toutes ses forces.

Il n’y a pas à juger cette phase, elle est naturelle et passagère. Pour notre pensée, l’impensable impossible ne peut se penser. Le cerveau bloque les sens et le sens. Une carapace peut aussi se mettre en place et couper les ressentis, ce que l’on nomme “clivage”. Intérieurement les communications entre les différentes parties de notre cerveau ne se font plus de façon équilibrée. Nos fonctions d’empathie et de réflexion diminuent pour renforcer les fonctions vitales de protection.
Comportements & phrases clés
Il est facile de reconnaître la personne en état de choc ou dans la phase du déni : en sidération inconsciente, elle est dans le refus du danger et du dialogue. “Je ferme les yeux, je n’écoute pas l’extérieur”. Ou alors « je n’écoute que ce que je veux entendre » qui peut me conforter dans « ma réalité ». Une réalité où ma vie, mes habitudes seront le moins possible menacées.
Le déni
Les comportements de déni sont ceux que l’on a pu observer partout dans le monde au début des premiers cas de covid-19. Ceux qui refusent de ne plus se serrer les mains, qui maintiennent les regroupements, qui continuent de profiter de soirées dans des bars ou de sorties dans des parcs. Surtout continuer comme avant “le plus longtemps possible”. “Je m’accroche à ce que je connais”. Ils portent la croyance que “rien ne va changer, donc moi non plus.” Au fond le besoin premier est : « je ne veux pas perdre ce que j’avais« .
Dans le déni, la menace n’en est pas vraiment une. “Le nuage de Tchernobyl ne peut pas nous atteindre.”
Le marchandage
Dans la phase de marchandage on se croit plus fort que le danger, on le minimise (“ce n’est qu’une grippe”, “le tabac tue plus chaque année…”). Coûte que coûte on tient à maintenir notre connu, notre zone de sécurité. Le but recherché est “d’acheter du temps” pour limiter le moment où l’on sera exposé au danger. Donc de le tenir le plus longtemps possible loin de soi.
La phase de marchandage s’identifie également par les “Et si”… “Et si nous n’avions pas donné nos masques aux autres pays ? ou encore Et si nous avions fait comme tel autre pays ? Et si nous n’avions pas délocalisé nos productions ? ou bien Et si je n’étais pas allé.e en Italie/Chine/… ? ” Notre cerveau cherche à imaginer comment il aurait pu éviter de se retrouver dans cette situation. Autre solution « parfaite » de notre cerveau pour essayer de garder la situation impensable à distance de soi. Ce sont aussi les phrases entendues dans certains pays “Nous avons tout prévu chez nous. Nous sommes hors de danger. Nous sommes plus forts”.
Dans le marchandage on se dit “notre stratégie est meilleure”.
Schématiquement, c’est notre part animale qui pourrait se dire que si l’incendie concerne l’autre bout de la forêt, tant qu’on ne sent pas la fumée, il n’y a pas d’incendie. Et quand je commence à voir la fumée au loin, si je suis sur un baobab gorgé d’eau isolé des autres je continue de me dire “je ne risque rien”.
Les bénéfices et enjeux de cette étape
Cette étape qui peut toujours déchaîner les passions a posteriori est pourtant salutaire pour notre psyché. Le déni permet de sortir de l’état de choc où tout le métabolisme se fige. Cette phase limite la psychose paranoïaque qui pourrait amener une réaction de panique désorientée. Elle protège temporairement notre santé psychique.
Cet état de veille est un état de protection instinctif qui permet de négocier un peu avec le temps. Le temps d’évaluer la pertinence et dangerosité du choc ressenti. Si je sursaute à une porte qui claque, j’ai besoin d’une fraction de seconde pour prendre conscience que ce n’était qu’une porte et je peux sortir de cet état de choc. Sans cette micro pause j’aurais pu partir de suite en courant pensant que ça aurait pu être une explosion.
C’est aussi une étape de repli sur soi qui permet d’éviter l’envahissement de la contagion émotionnelle. C’est une étape qui répond au besoin de vouloir contrôler la situation, qui permet de maîtriser un moment le choc et éviter l’effondrement interne. Inconsciemment le but est d’éviter de souffrir.
Les risques d’y stagner trop longtemps
Le risque est bien-sûr que le danger nous rattrape sans avoir pu l’anticiper. C’est un risque accru d’exposition de soi au danger, et d’autrui si on est en posture de responsabilité.
Le risque est aussi d’exacerber les tensions sociales et de se couper des autres car c’est une des postures les plus provocantes pour ceux qui sont déjà en conscience du danger ou de la perte. Si nous ne percevons plus la même réalité, il devient difficile de se sentir reliés, “dans le même monde”. C’est particulièrement vrai dans les cas de deuils où les proches se sentent démunis face à un endeuillé qui reste longtemps dans le déni. Petit à petit l’incompréhension creuse un fossé relationnel.

zoom sur la théorie du complot
Notre besoin de mettre la réalité dangereuse à distance peut aussi s’exprimer dans un besoin de mettre un sens à l’insensé. Le choc perçu n’est alors pas tant le danger en soi (l’incendie, la maladie, la mort) mais l‘incompréhension pour notre raison que cela ait pu se produire. Il y a un bug insoluble qui a besoin le plus rapidement possible d’une explication rationnelle. Sinon c’est l’impression de devenir fou. Donc, pour notre cerveau, mieux vaut se dire que c’est le monde extérieur qui est fou.
Nous allons donc trouver la première explication qui puisse avoir un minimum de sens pour nous. Cette croyance va faire écran de protection. Le risque est bien-sûr que cela devienne un bouclier rigide à travers lequel aucune autre croyance ne peut entrer, surtout pas celles qui pourraient venir fragiliser ce bouclier de fortune !
Le piège est de restreindre son observation à cette unique façon se percevoir la réalité. Et de vivre dans une autre réalité… Par conséquent, on en revient au point précédent, de se couper du monde. Ou de vivre qu’avec des personnes qui « pensent » comme nous. Le danger vient du fait que, coupés de notre intuition et de nos sens, nos raisonnements ne sont plus forcément pertinents…
Les questions à se poser
- Je prends le temps d’observer mon comportement : suis-je en train de faire “comme si de rien n’était” ?
- Quelles sources d’informations suis-je capable de lire ? Est-ce que je suis ouvert à tous les arguments que je lis / entends ? Ou bien est-ce que je ne me focalise que sur un type de discours ?
- J’observe mes sensations :
- “comment est ma respiration” ? plutôt serrée et thoraxique, souvent en apnée, j’ai sûrement ressenti le choc même si je n’en ai pas encore conscience.
- “comment sont mes sens” ? suis-je dans le rejet de la parole de l’autre, suis-je dans le refus de regarder, suis-je insensible à ce qui se passe ? Ce sont probablement des signes que je me protège de vouloir observer quelque chose qui peut me faire peur inconsciemment.
Actions possibles pour pouvoir avancer
- Je prends le temps de m’informer sur des sources diverses, fiables et factuelles pour évaluer le danger. Car j’accepte ne percevoir moi-même qu’une toute petite partie de la situation.
- Je m’inspire de la célèbre Parabole de l’Elephant, que Frédéric Lenoir partage dans son très beau livre « L’âme du monde ».
- J’accepte de regarder, d’écouter, de sentir. Je re-mobilise mes sens pour pouvoir affiner mon évaluation. Méditer ou simplement se concentrer sa respiration peut beaucoup aider. Le cerveau s’emballe alors je prends le temps de m’ancrer, de sentir mes pieds, mon bassin, ma colonne vertébrale.
Comment aider un proche dans le déni ? Je le ramène à la réalité que je perçois, aux faits, sans tenter de le convaincre. Son système de raisonnement étant “en veille” et ses émotions étant bloquées ; je prends juste le temps de l’écouter et de rester en lien. Dans le cas d’un deuil, je peux faire parler encore et encore la personne de ce qui s’est passé, de la mort, de la maladie, de l’accident, de l’enterrement. En parler permet de s’habituer petit à petit à la réalité et d’ouvrir un chemin à l’émotion sous-jacente qui attend d’émerger.
Et ça, c’est la suite du processus de l’impuissance à la résilience !